2011

A l'encontre de l'automatisme de la vision

Le vocabulaire pictural de Giancarlo Moro, Konrad Tobler

I.
Qu’il y a-t-il à voir auprès, en face et dans la peinture de Giancarlo Moro ?
Qu’il y a-t-il à observer en regardant ?
Que reste-t-il après la vision ?

Ces questions proviennent a priori du fait qu’il y ait un quelque chose qui puisse également être nommé. Bien qu’elle se dérobe radicalement au langage - car la matière de cette peinture est sa propre immatérialité, elle partage librement depuis Kandinsky, Malévitch, ainsi que de Mondrian à Rothko, cette "destinée" avec la peinture abstraite. Ce qui devient critique, c’est le fait que l’indicible n’autorise pas l’intrusion d’une quelconque théorie de la "spiritualité dans l’art". La peinture de Moro est une peinture purement auto-référentielle, sans superstructure (en tout cas sans superstructure explicite - ce qui nous ramène directement à sa vision et à sa prise en compte). Ou bien, pour le dire plus crûment : la peinture se compose du matériel du support, de la couleur / des couleurs, des passages par couches du pinceau ou de la spatule. Un point c’est tout. Rien de plus - du matériau, dans lequel la vue devrait aller s’approfondir, jusqu’à renverser sa perception. Le mot "traces" conduit à un nouvel indice sur lequel il convient de s’accrocher, pas comme avec un brin de paille, mais comme une approche, qui se concrétise à chaque fois qu’on la laisse se produire. On est alors admis dans le tableau. C’est un processus lent qui se croise avec l’automatisme de la vision, qui se croise avec le coup d’oeil rapide et la volonté de reconnaître à nouveau. (Et avant même que de s’être approché de la peinture que déjà la quatrième dimension entre en jeu : le temps.)

"Traces" donc. Ceci signifie qu’il ne s’agit pas de n’importe quoi, mais bien au contraire que l’abstraction a sa texture, ses textures, Et ce concept ouvre plusieurs niveaux, et en particulier les trois suivants, qui peuvent avoir une importance particulière pour la peinture :

La texture (du latin : textura, la "trame", le "tissu") c’est :
- la caractéristique physique des surfaces
- dans la perception visuelle, la nature structurelle d’une surface cohérente
- en géologie, la répartition ordonnée dans l’espace d’une masse particulière de minéraux.

Physiquement, la peinture est déterminée par la tension superficielle, un peu comme en géologie par une sorte de tectonique, qui se révèle par des couches - quand bien même la peinture de Moro n’est en aucun cas faite de grands gestes, mais au contraire par l’apport de nombreuses couches minces. Et ceci nous renvoie à la perception visuelle, à la perception de la “nature structurelle d’une surface cohérente". Lorsque la peinture a une structure, il y a alors une sorte de règles du jeu, surtout parce que la peinture de Moro a dans le meilleur sens du terme quelque chose de sériel. Elle se présente en répétitions qui, de leur côté, ne sont pas des redites, mais au contraire qui sont le résultat de la volonté de l’artiste de faire varier des structures trouvées ou de les formuler d’une manière nouvelle avec des petites modifications partielles.

"Texture", "structure", "règles du jeu", "nouvelle formulation" : ceci rappelle un langage. En fait les structuralistes - et déjà avant eux Walter Benjamin 1 - estimaient qu’il n’y a pas seulement le langage (ou la grammaire) qui donne une langue, mais qu’on peut aussi parler de langage dans d’autres secteurs. Ainsi donc d’un "langage de la peinture" ou d’une "écriture de la peinture" (NdT: en français dans le texte). C’est en gros la thèse de Claude Lévi-Strauss : "Si la peinture mérite d’être appelée un language, alors elle se compose, comme toutes les autres langues, d’’un code particulier, dont les termes peuvent être mis en évidence à travers des combinaisons de peu nombreuses unités et grâce à des règles générales."

II.
Il s’agirait donc, dans la peinture de Giancarlo Moro, de mettre en œuvre une sorte de vocabulaire. Dans ce processus, le dispositif est d’un côté la peinture et de l’autre sa perception. Le dispositif ne peut être développé sans la perception - où celle-ci comprend plus que la vision, selon le mot grec "aisthesis". D’un côté, "aisthesis" veut dire "le sens" et l’"organe du sens" et, de l’autre, il signifie que la perception n’est pas limitée par l’éventail des sens, mais peut désigner n’importe quoi de visible; le sentiment intérieur, totalement dépourvu de sentimentalité, est également évoqué.
Pour conserver une vision globale et parce que cette peinture est une "machinerie" 2 complexe, le choix du vocabulaire s’effectue selon une liste 3 (exactement comme dans un dictionnaire). Et faire le constat de ce qui émane de cette peinture est indisociablement (pris dans le texte) entremêlé avec ce qui se produit pour la vue ou comment la peinture elle-même agit.

Les formats
Le carré est dominant, quand bien même il n’est pas toujours la mesure de la lettre. Le carré est le noyau de différentes relations géométriques, auxquelles l’angle droit appartient. Il se dissimule dans le carré une pure et infinie relativité comme on le trouve dans le livre "Le carré" de Bruno Munari. On y trouve aussi une poésie concrète de l’écrivain et théoricien Carlo Belloli :
“Le champ / carré / la place / carré / la ville / carré / la prison / carré / la tombe / carré / la tente / carré / la peau / carré / la pupille / carré / le carré / c’est / la société”.
Il n’est pas exagéré de ramener la peinture de Moro à de telles relations, que l’on retrouve par ailleurs dans toute l’histoire de la peinture, jusqu’au "carré noir" de Malévitch et aux carrés de la peinture concrète. La quadrature du carré de Moro montre aussitôt par elle-même qu’elle se crée à partir de cette simple forme - et elle montre aussitôt avec cette forme l’immanence d’une pensée architecturée dont on va encore parler.

Les divisions
Tous les tableaux sont divisés en deux, trois parties, ou parfois plus, que cela soit vertical (le plus souvent) ou horizontal. Ces divisions créent des tableaux dans le tableau. Les dimensions de la géométrie des divisions - dans le sens de sériels ou même de vocabulaire - sont toujours analogues, mais jamais semblables. Elles suivent, cela semble ainsi, une décision qui est plus intuitive que constructive et analytique. Les divisions définissent les relations au sein même du tableau et créent des structures rythmiques de base à l’intérieur du tableau. Et elles tracent des frontières au coeur de l’image, des transitions, des assemblages et des emboîtements, dans lesquels des choses très différentes et pourtant apparentées s’entrechoquent. Il y a des zones intercalaires de l’inter-esse (NdT: en latin dans le texte : être entre-deux).

Les manières de peindre
Les séparations ne sont pas seulement divisées géométriquement, mais aussi picturalement. Les différentes parties se distinguent par différentes structures de peinture faites de nombreuses manières différenciées. Il y a des surfaces tranquilles ou chahutées, plus foncées ou plus claires qui entrent en relation de manière précise ou qui entrent en dialogue - comme la question et la réponse, comme lumière et ombre, comme le son et l’écho. (Les comparaisons montrent une fois encore combien la langue se heurte à une limite quand il s’agit de saisir le vocabulaire de la peinture.) Les structures semblent au premier coup d’œil suivre un hasard qui n’est cependant pas le hasard de la peinture. La peinture est construite toute en nuances et par couches. Et c’est exactement cela qui se développe au fil du temps et au sein de l’œil. En outre, dans le calme des surfaces se dissimule un élan de la peinture et au contraire dans le désordre se cache le rythme des traits de pinceaux, des coups de pochoir et les traces de spatule. Les surfaces se distinguent parce qu’elles n’ont pas de centre; c’est un All over, qui pourrait passer par dessus les bords et, à la façon d’un mouvement infini, tendre vers l’extérieur et se resserrer vers intérieur - ce qui ne doit en aucun cas être compris comme quelque chose d’indéfini ou d’inachevé ou d’abruptement délaissé.

La qualité d’objet
L’objet de cette peinture est sans conteste la peinture elle-même. C’est le jeu de la monochromie, qui cependant n’en est pas une, c’est un passage des surfaces dans la profondeur. Le fait que l’œil repère rapidement les structures peintes et les relie avec des structures bien réelles rend ce jeu encore plus passionnant — et ceci montre que l’automatisme du regard s’appuie sur la vision, ou bien, pour le dire autrement : le souvenir de choses vues fait que l’on voit les cernes du bouleau ou des falaises, des entrelacs ou de l’eau étincelante. C’est ainsi que cette peinture est encore et toujours de la pure invention, liée à beaucoup d’intuition qui fait penser aux sonorités et au chant de melodies.

Les couches et la lumière
La lenteur avec laquelle cette peinture se distingue est mise en valeur à travers les nombreuses couches qui font au final valoir la peau de la peinture. Ce qui peut paraître monochrome en surface se déroule peu à peu en une polychromie des tons - dont le développement ou le déroulement se fait jour avec un peu de temps. Ce processus est comparable à celui d’un laboratoire de photos, lorsque l’image potentielle, tout d’abord invisible lorsqu’elle vient d’être exposée, dans la solution de développement gagne en clarté et en contour. Comme la photographie - encore une fois une métaphore - ce processus est dû à la lumière : la peinture est un jeu avec la lumière, ou bien la lumière joue dans la peinture, comme elle a le rôle décisif en sculpture. La surface peinte exige de l’œil ce qui arrive au crépuscule avec la vision : l’adaptation 4. On pourrait à certains égards dire que la perception se retire lentement quand cette peinture apparaît. Ce n’est pas par hasard que ce soit une peinture tendenciellement obscure, de laquelle parlait Theodor W. Adorno en considérant que seule cette peinture sombre serait une peinture radicale. Dans le processus de la perception, de nouveau peu à peu, il devient clair que l’obscur n’est pas ce qui est le plus sombre, mais au contraire est en soi aussi nuancé et différencié que son contraire, la clarté, le blanc. Le noir est, au contraire d’un préjugé largement diffusé, pas simplement noir. Dans la peinture de Moro, on voit émerger peu à peu du bleu, ainsi qu’un spectre de longues tonalités qui vont du dur au tendre, du doux, de l’éphémère au profond.
(A propos de la lumière, un complément est nécessaire : il est recommandé de regarder les tableaux de Moro sous différentes sortes de lumières possibles - et même d’utiliser une lumière frisante comme aide à la vue. Ceci signifie que ce n’est pas seulement le mouvement et la mobilité de l’œil qui sont requis, mais aussi, de la même manière qu’avec les sculptures, un mouvement physique. Il convient, pour faire le tour des tableaux, de se déplacer d’avant en arrière, de droite à gauche ; il convient de regarder ces peintures qui n’ont rien à voir avec le questionnement de la perspective classique dans toute une série de diverses perspectives.)

L’espace du tableau et l’architecture
A partir de tout ceci il est évident que la peinture de Moro n’est pas seulement radicale, mais aussi une peinture qui va dans les profondeurs. Elle ouvre des espaces d’images. Pour mieux le montrer, on pourrait peut-être dire : sa manière de faire et son développement sont de nature architecturale, ou tout au moins comparable à une façon architectonique de penser : ce qui en témoigne, c’est le caractère d’objet de ces tableaux qui ne sont pas bidimensionnels. Pour rendre ceci plus explicite, si l’on inclut les surfaces des côtés, ils deviennent tridimensionnels et plus encore, si l’on ajoute le facteur du temps nécessaire pour les appréhender, ces tableaux sont ainsi porteurs de quatre dimensions. Cet aspect architectural signifie également : les tableaux sont construits peu à peu en suivant une idée, qui est encore vague au départ, puis ils sont replanifiés plus avant, complétés et définis. Il y a encore l’utilité des "studio-progetti", qui sont comme des pierres de construction ou des parties d’éléments qui rendent possible des variations et des combinaisons, sans que rien n’ait été fixé auparavant. Et c’est seulement à ce moment que se définit peu à peu la profondeur du tableau que nous évoquions précédemment.

L’aspect sériel : la répétition
Une fois perçues les nuances d’un seul tableau, le regard se porte sur l’œuvre. On évoque le sériel. La série est un concept. Et ceci veut dire série et non pas répétition, mais variation. Ce n’est pas ce qui est immuablement semblable qui est entendu, mais au contraire ce qui est immuablement neuf dans l’analogie. Le concept part du principe que les phénomènes ne sont jamais reconnus finis, vus et pensés comme à leur fin dernière. La répétition n’est pas monotonie mais pluritonie. Elle est la curiosité qui veut voir ce qui pourrait être encore caché dans un phénomène qui paraît déjà épuisé. Avec un mot de Kierkegaard : la répétition est le souvenir dirigé vers l’avant. Dans l’œuvre se développe ce qui se produit individuellement dans chaque tableau, c’est-à-dire un croissant approfondissement. Regardé de cette manière, l’œuvre de Moro peut se voir d’une façon métaphorique - comme une forme qui est en opposition avec la réalité : comme un modèle théorique de compréhension.

III.
Da capo - ceci signifie, dans le cas de la peinture de Moro : de nouveau y plonger le regard, se déplacer autour des tableaux. Avec le danger de la répétition de certaines choses, ce déplacement est ici risqué. La répétition est aussi le fait de poser un regard qui n’est pas une répétition, mais une révision : cela veut dire : voir neuf et voir à nouveau, voir autrement, voir autre chose.
Alors, il faut aller de couche à couche : celui qui contemple à la sauvette les tableaux de Giancarlo Moro et qui croit y avoir regardé quelque chose n’a finalement rien vu. Car il convient de les voir en développant une intensité lente, de la même manière que le peintre lorsqu’il peint. Il convient de découvrir couche par couche, de faire assimiler par l’œil les tonalités des couleurs, les nuances et percevoir des mouvements silencieux. Percevoir signifie comprendre, sans pour autant que l’entendement ait un rôle à jouer. Percevoir est d’une certaine manière la compréhension du sens profond. Ceci ne veut pas dire que les tableaux de Moro soient une école du regard, en aucun cas. Mais ils défient le regard. Ces œuvres veulent que l’on se déplace, qu’on leur tourne autour, que l’on change d’angle de vision, qu’on les regarde encore une fois, qu’on s’en rapproche et qu’on prenne de la distance avec elles. C’est à ce moment seulement que se dévoile la texture de l’image. Texture veut dire une fois encore, mais quelque peu décalé, densification et superposition. Texture signifie tout en un correspondance et contraire : chaque tableau construit en lui-même divers espaces avec différentes atmosphères et vibrations, des structures profondes dans lesquelles le regard peut pénétrer de différentes manières. En effet, à cause de cette architecture de l’image un rapide coup d’œil condamne à l’échec — car les bâtiments complexes ne se laissent pas appréhender avec un bref regard sur la façade, qui pourrait être une apparence toute nue. Les secrets sont bien plus profond, à l’intérieur.


1. Walter Benjamin, "Über Sprache überhaupt und über die Sprache des Menschen" ("A propos du langage en général et à propos du langage des hommes") : "Chaque expression de vie spirituelle humaine peut être considérée comme une sorte de langue, et cette manière de comprendre ouvre d’après une sorte de méthode avérée partout de nouvelles questions.”
2. Baudelaire à propos de la peinture de Delacroix : “un tableau est une machinerie dont laquelle tous les systèmes sont reconnaissables pour un œil exercé."
3. Sur la méthode de la liste, comparez avec Georges Perec : "Dans chaque énumération on rencontre deux tentatives opposées: la première consiste à TOUT prendre et la seconde à en oublier pour le moins une partie; la première souhaite mettre un terme définitif à la question, la seconde à la laisser ouverte; entre ce qui est exhaustif et ce qui est incomplet, l’énumération me semble être ainsi, avant une quelconque pensée (et avant leur mise en place), le signe de reconnaissance pour ces nécessités de tout nommer et de tout relier, sans lequel le monde ("la vie") serait pour nous dépourvu d’orientation."
4. Le crépuscule est un phénomène spatial. C’est une atmosphère qui contient tout, couvre d’ombre et rend indistinct, efface les frontières et qui fait se noyer l’espace dans un épais quelque chose au sein duquel on se trouve." (Germot Böhme, "Theorie des Bildes" (“Théorie de l’image”).

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2011

Giancarlo Moro

Marco Franciolli, directeur-conservateur Musée cantonal d’Art, Lugano

L’exposition dédiée à Giancarlo Moro s’insère dans une programmation d’expositions du Musée cantonal d’Art pour des artistes actifs au Tessin qui développent leur parcours créatif sous le signe d’une continuité du discours pictural. Une ligne de recherche qui met l’accent sur des questions spécifiques de la peinture actuelle, qui veut mettre en évidence comment, dans le dépassement des révolutions linguistiques et stylistiques de la modernité, ce mode d’expression a su retrouver sa place centrale dans la dimension esthétique contemporaine.

Le renoncement à des signifiants étrangers à la peinture caractérise une part prépondérante de la dimension esthétique du 20e siècle. Beaucoup des révolutions linguistiques de l’art les plus prégnantes se sont, en effet, produites dans un discours pictural finalement affranchi de l’obsession pour la mimesi et détaché de superstructures narratives. En réalité, Maurice Denis, déjà en 1890, avait mis en évidence dans sa très célèbre “Définition du Neo-traditionalisme” publié par la revue «Art_et_Critique» d’Art et Critique comment, pour dépasser tout académisme, il serait nécessaire de “rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.” Ce n’est pas un hasard si une telle citation est aujourd’hui éculée, cependant sa pertinence absolue et fulgurante pour l’abstraction moderne reste encore aujourd’hui valide et offre une clé d’accès éclatante.
La peinture de Giancarlo Moro est entièrement centrée — et concentrée — sur la surface peinte, sur son rangement, sur la modulation d’une infinité de variantes de tons et de structures : un tableau, comme l’affirmait Maurice Denis, est une surface sur laquelle on organise des signes et des couleurs. L’insistance pour approfondir les qualités liées par nature à la peinture ont conduit Giancarlo Moro a dominer avec une parfaite connaissance chacun des moindre éléments constitutifs du tableau, dans une recherche qui, à certains égards, évoque les expériences du coulour field, en particulier pour ce qui concerne l’absence de tout point culminant dans le tableau. Les surfaces travaillées grâce à un procédé de soustraction de matière font voir un aspect particulier, poli et translucide. Les champs, structurées par des lignes verticales et horizontales qui marquent la frontière entre une tonalité de couleur et l’autre, opposent des étendues régulières et plates à d’autres, marquées de concrétions de minuscules signes, en une alternance de clairs-obscurs qui définissent les différentes profondeurs des plans. Une telle impression, qui n’est évidemment pas déterminée par la recherche de l’illusion dans la construction de l’espace, mais bien au contraire par des valeurs chromatiques, est encore renforcée par divers degrés de brillance et d’opacité des superficies, qui assument tantôt un aspect velouté mettant en évidence la profondeur des noirs, tandis qu’en d’autres cas, la surface apparaît cireuse et tendre à la perception rétinienne.

Dans la peinture de Giancarlo Moro, empreinte d’une grande rigueur, le sujet et les caractéristiques de l’objet coïncident, le signifié-même du tableau réside dans ses caractéristiques de ses chromatismes, de ses signes et de ses matières, dans la façon dont elles agissent sur nos facultés de perception, en suscitant une expérience esthétique, sensorielle et émotionnelle intraduisible dans des langages autres que ceux de la vue.

Traduction et adaptation française par Eric-Alain Kohler

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2005

Giancarlo Moro, a propos de la durée

Flaminio Gualdoni

La planche est là, avec ses proportions rationnelles, maîtrisables. Une maîtrise mentale avant même d’être un geste de peintre. Une planche et non une toile, pour contourner la convention artificielle: le tableau est une chose picturale autant qu’une chose mentale, une forme qui se forme dans l’espace physique pour pouvoir être aussi autre chose qu’elle-même.

Elle a une axialité marquée, au point de suggérer une nécessité préliminaire d’horizon. La peinture s’y étend avec circonspection, avec recherche, en auscultant continuellement ses propres mouvements intimes. Comme pudique, anxieuse de laisser s’élever le stream émotif dont elle émerge, effleurant d’un substrat lyrique profond et foisonnant.

Elle s’étend par bandes qui contredisent, en lui donnant une cadence, l’axe de l’attente, le désir fondant d’horizon, en se multipliant par réverbération dans l’essence première de l’image, au point de devenir le motif-même de l’image. Et ces compilations se distillent par petits frissons, comme si elles craignaient les effusions. Tons précis et tendus d’une couleur soustraite à la vénalité de leur perception sensible et rendue introvertie, riche d’une profondeur volontairement mise à l’écart. Ton et ton, bande et bande.

Elle est ainsi mise en échec, l’équivoque dépourvue d’émotion du concrétisme historique et de ses descendances hard-edge. Moro a reformulé cette exactitude, cette éthique de la netteté, sur l’approvisionnement d’une ligne qui a greffé le surréel sur le color-field: je veux parler de Rothko et de Stamos, de l’école de la micro-émotivité jusqu’aux Tuttle et Palermo, jusqu’au post-minimalisme le plus substantiel. Avec en plus la conscience toute européenne de l’abstraction méditerranéenne de marque européenne, qui a permis, de Nicholson et Licini, de Bissier à Baumeister, d’évoquer avec pertinence une abstraction lyrique.

«Angelico, géométrique», pour dire avec Melotti, un autre protagoniste de cette lignée, que c’est aussi l’état d’âme du travail de Moro. Où la géométrie-même — qui est par ailleurs seulement rythme, cadence primaire dans le domaine pictural — est enfin un schéma et non une idéologie. C’est une différence indispensable afin qu’autre chose se produise au cours du processus: la tension harmonique des rapports de tons, leurs échanges mutuels dans un spectre de consonances et d’échos réciproques au sein desquels compte beaucoup l’intimité spécifique de chacun d’eux et, d’une manière semblable, par amplification, la mutation subtile de leurs registres d’échanges.

On décèle, dans la maîtrise ferme du gris moyen de Braque, au frémissement des cobalts, à l'épuisement des matières à la fois vidées et surajoutées, à l’arôme des verts éloignés, et même au rose, ou au blanc qui s’enfle, une matrice naturaliste jamais démentie, mais tellement profondément ressentie qu’elle se transcende dans une image qui devient, en tout et pour tout, picturale.

On remarque surtout une conscience antique et fière de la durée. La durée, ou plutôt une implication du regard relâchée au point de faire disparaître tout spectacle visible dans une ambiance purement mentale, et cela avec une fluidité émotive intime et confiante.

C’est cela la clé première du travail de Moro, peintre exact, peintre de tendresse.

Traduction et adaptation française Eric-Alain Kohler

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2005

Ruth Moro - Giancarlo Moro

Jean-Michel Gard, directeur du Manoir de la Ville de Martigny

Après Claude et Andrée Frossard en 2003, les espagnols Manuel Torres et José Hinojo en 2004, les vaudoises Claire Koenig et Christine Sefolosha en 2002, le Manoir de la Ville de Martigny présente a nouveau une exposition duale qui cette fois réunit deux artistes tessinois du même âge, Ruth et Giancarlo Moro. Ensemble, ils forment un couple harmonieux et complémentaire.

Après Claude et Andrée Frossard en 2003, les espagnols Manuel Torres et José Hinojo en 2004, les vaudoises Claire Koenig et Christine Sefolosha en 2002, le Manoir de la Ville de Martigny présente a nouveau une exposition duale qui cette fois réunit deux artistes tessinois du même âge, Ruth et Giancarlo Moro. Ensemble, ils forment un couple harmonieux et complémentaire. Chacun occupe un étage de l’atelier qui jouxte leur demeure familiale, conçue comme un exemple de modernité, de simplicité et d‘intégration dans ce beau village de Cavigliano. Leur maison est construite en paliers sur les pentes raides des Terre di Pedemonte, entre Locarno et les Centovalli. De leurs ateliers respectifs, ils bénéficient d’une large vue sur les toitures en pierres des constructions locales, sur le dédale des petites ruelles pavées et sur les montagnes boisées de l’arrière pays. Cet environnement structuré, fait surtout de pierres et de verdure, n’est pas sans influence sur leurs recherches artistiques.

C’est dans ce havre de tranquillité et cette atmosphère de campagne luxuriante, qui évoque les vacances et inviterait plutôt au farniente, que Ruth et Giancarlo Moro travaillent en réalisant chacun une oeuvre spécifique, rigoureuse. Des influences réciproques très subtiles et pas toujours évidentes montrent cependant qu’elles ne sont pas sans rapport l’une avec l’autre.

Giancarlo Moro ne peint qu’à l’huile. Ses tableaux, de petits à moyens formats, souvent oblongs, se réduisent presque toujours à un choix de répartition de l’espace en surfaces géométriques simples. La peinture minimaliste de Giancarlo est basée sur une subtile sélection des couleurs et sur le jeu de leurs contrastes, de leurs éclats, de leurs nuances. Ses teintes favorites sont les bleus et les gris qui se retrouvent dans l’environnement de pierres et de rochers visible de son atelier. Des teintes douces et tendres qui entraînent le spectateur dans la sphère du mental, de la méditation. Ses b leus, anthracite ou ardoise, répondent souvent à des roses pâles ou des verts clairs. Aux surfaces mouvementées et vibratoires, traitées à la spatule, qui évoquent des plages ou des plans d’eau, répondent des champs de couleurs presque pures. Parfois des noirs ou des outremers viennent renforcer et dramatiser la perception. La géométrie de Giancarlo est rigoureuse, mais n’obéit jamais à des règles ou à des symétries. L’appréhension de cette abstraction lyrique ne peut se faire que progressivement et avec lenteur. Seul un regard patient et attentif permet de pénétrer au-delà de l’oeuvre et de saisir la poésie qui s’y dissimule. Plus on contemple ses peintures, plus elles vous parlent, plus elles se dévoilent, plus elles vous font vibrer, plus elles vous émeuvent. Une peinture aux tons délicats et aux audaces pleines de tendresse.

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